Interview de la chanteuse Susana Baca

C’est en voyageant à travers le monde que Susana Baca a pu se faire reconnaître dans son pays. La chanteuse péruvienne interprète un répertoire auparavant inconnu du Pérou : celui des descendants d’esclaves africains.

Ses disques, enregistrés pour le label de David Byrne, chanteur des Talking Heads, ont abattu beaucoup de barrières. Il faut dire que le chant majestueux, sobre et sensible de Susana est capable de faire fondre les glaciers des Andes ! Rencontre avec une grande dame, à l’occasion de la sortie de son disque « Espiritu vivo ». Elle a été bercée par la musique depuis l’enfance. « Je n’ai pas appris la musique, elle faisait déjà partie de mon monde avant ma naissance ».

Au cours de vos tournées, prenez-vous le temps de flâner dans les rues de l’endroit où vous jouez ?

« Non, je n’ai pas beaucoup le temps. Parfois, nous avons juste une matinée de libre pour déambuler dans les rues et regarder comment les gens vivent. Je voyage essentiellement pour le travail. Et je voyage tellement, tellement, que pour moi les vacances c’est de rester à la maison ! Il y a quelque chose que j’aimerais bien faire à chaque fois : aller dans les marchés. Pas les supermarchés ! Mais les marchés ou les foires où l’on trouve des agriculteurs qui vendent leurs propres produits – on en trouve peu à Paris ! J’aime voir quels sont les fruits et les légumes qui poussent dans chaque endroit où je me rends. »

Vous passez beaucoup de temps à donner des concerts partout dans le monde. Vous devez rencontrer beaucoup de musiciens… 

« Oui, comme nous jouons souvent dans des festivals, nous partageons beaucoup avec d’autres musiciens, surtout quand nous arrivons un jour avant. C’est comme cela que nous découvrons vraiment les artistes qui sont à la même affiche que nous et que certains projets peuvent naître. Mais, malheureusement, après le concert, on doit partir très vite. »

Cela doit être frustrant…

« Claro ! Parce que tu rates des artistes que tu as envie de connaître. Une fois, à Nice, nous n’avons pas pu voir BB King. Il passait le lendemain et nous n’étions plus là ! »

En tant que Péruvienne, quel regard portez-vous sur les modes de vie européens ou nord-américains ? 

« La plupart du temps, je n’ai de contact avec les gens que lorsque je donne ma musique. Je n’ai pas assez de temps pour saisir avec exactitude leur manière de vivre, de comprendre comment ils ressentent les choses. Mais, cela dit, la France est un des pays que je connais le mieux, avec l’Allemagne, car cela fait six ans que je viens ici de manière régulière. Pour répondre à la question, je pense qu’il serait bon que l’on prenne les bonnes choses des deux côtés. Ce que les Latino-Américains devraient adopter, c’est la ponctualité ! Chez nous, c’est “ demain, demain ” et rien n’arrive ! Chez vous, la parole donnée est plus respectée. C’est un engagement. Nous, on peut oublier : “ On ira après… ”. C’est la joie, le temps passe (rires). À l’inverse, chez vous, on est très dur. Les personnes importent peu. Ce qui compte, c’est que le travail qu’elles fournissent soit excellent. Si on a l’impression qu’un autre peut mieux faire, on casse la relation humaine, on balance la personne comme un produit jetable. Ça me fait pitié, ça me fait mal. Nous, nous sommes plus sentimentaux, nous ne pouvons écarter quelqu’un comme ça. Chaque être humain a quelque chose de riche à donner en dehors de son travail. « 

Quel est votre plus beau souvenir de voyage ?

« C’est difficile à dire, car j’ai connu beaucoup, beaucoup d’endroits incroyables… Quand j’ai chanté à Arles, c’était très intense. C’est une ville qui a une histoire et du mystère en même temps. La musique, le ciel étoilé dans les ruines romaines : c’était d’une beauté telle que c’était très émouvant. Je suis malheureuse de ne pas y être encore retournée. « 

Le plus mauvais souvenir ? 

« Récemment, à Dublin, quand, sur scène, un technicien a mal branché l’appareil qui me permet d’avoir un bon retour sur scène. Il a sauté : j’en ai pleuré, pleuré ! (rires). J’y tenais, parce qu’il m’avait été offert par David Byrne. »

N’êtes-vous pas lasse de voyager autant ? 

« Si, parfois j’ai de la tristesse. Je pense à ma maison, à mon lit et à mon chien ! (rires). Parfois je compte les jours, et même les heures, qui me rapprochent de mon retour. J’adore mon travail : si je devais arrêter la scène et le chant, je souffrirais beaucoup. Mais c’est comme ça, je n’ai pas le choix. Cela dit, le bon côté des choses, c’est que j’ai des amis partout dans le monde et je suis très heureuse de les retrouver au cours de mes tournées. Quand je suis au Pérou, il m’arrive aussi de me dire : “ Ah, ces copains, là-bas, ils me manquent. ” Heureusement, les courriers électroniques permettent de maintenir le lien. Ça fait du bien. « 

Pensez-vous que les musiques du monde ont beaucoup à perdre en se mélangeant ?

« Nous vivons une époque qui permet d’écouter en permanence des musiques venues d’ailleurs. C’est l’ère de la communication, non ? (Rires.) Je crois que le musicien doit être soutenu par ses propres racines. Dans ces conditions, d’où qu’il vienne, s’il fait du rock, du jazz ou autre chose, il peut réussir son projet. « 

A ce propos, vous avez déclaré un jour vouloir faire un voyage vers vos racines. Qu’en est-il ? 

« Quand on est africain en Amérique, cela implique que l’on reconnaisse le chemin du retour vers ses racines à un moment donné de son existence. Les miennes sont en Andalousie et en Afrique. L’Andalousie, d’abord, parce qu’il y avait déjà là des Africains avant même que les Espagnols aillent en Amérique. Ce que l’on nie encore aujourd’hui dans cette région (rires). Pourtant, de nombreux historiens ont fait des travaux sérieux qui prouvent ce fait. J’aimerais bien faire ce voyage en réalité, mais, en fait, je l’ai déjà commencé à travers la musique. En écoutant de la musique ancienne et nouvelle d’Andalousie, et aussi des musiques africaines venant de partout – car nous, les Africains d’Amérique, ne pouvons pas savoir précisément où se trouve cette partie de nos racines. Cependant, en faisant des associations, on peut se faire une idée de la provenance des rythmes afro-péruviens. « 

Depuis longtemps, vous collectez des chants populaires d’origine africaine à travers le Pérou. Votre carrière de chanteuse vous laisse-t-elle le temps de continuer ce travail ?

« C’est très difficile. J’ai amassé beaucoup de matériel, mais je ne l’ai pas encore analysé. Mais nous poursuivons cette tâche grâce à l’aide d’étudiants et de jeunes musiciens. »

Quel est pour vous le musicien du monde ?

« La première fois que j’ai eu cette impression, c’est en écoutant Manu Dibango. Il y avait quelque chose de l’Afrique, de l’Amérique latine, du jazz… Je crois ne pas me tromper en le nommant. »

Et Manu Chao ?

« Ah ! Par exemple, claro ! Oui, aujourd’hui, on l’écoute en Amérique latine et on dit : « Tiens, ça, c’est à nous ! » »

[source : mondomix – Michel Doussot]