Dans les pays andins, en particulier en Bolivie, la coca est une plante sacrée. Son éradication est perçue comme un génocide culturel. Les peuples andins utilisaient les feuilles de coca à des fins religieuses et médicales des milliers d’années avant que les hommes blancs n’apprennent à en extraire la cocaïne. Riches en vitamines et en minéraux, elles servaient traditionnellement à guérir des maux comme la dysenterie et le mal des montagnes.

 

La grande majorité des Boliviens continuent à en mâcher quotidiennement pour prévenir la sensation de faim car, mélangées à de la cendre, elles ont un effet anesthésiant sur l’estomac. Dans les pays andins, tout décès, mariage ou autre rituel social ou religieux comprend une offrande de coca. « Garde ses feuilles avec amour », ordonne la Légende de la coca, un poème oral vieux de huit cents ans. « Et quand tu sens la peine dans ton coeur, la faim dans ta chair et les ténèbres dans ton esprit, porte-les à ta bouche. Tu trouveras amour pour ta peine, nourriture pour ton corps et lumière pour ton esprit. »

 

Mais les prophètes prédisaient également que l’homme blanc trouverait le moyen de corrompre leur « plante petite mais forte » : « Si ton oppresseur arrive du nord, le conquérant blanc, le chercheur d’or, dès qu’il la touchera, il ne trouvera que poison pour son corps et folie pour son esprit. » Ce qu’ils n’avaient pas prévu, c’est que le retour de bâton serait aussi grave. L’homme blanc a réussi à extraire les 0,5 % de cocaïne, l’alcaloïde que contient la coca, à la fin du XIXe siècle. Les premières tentatives d’éradication remontent à 1949, après qu’une étude réalisée par Howard Fonda, un banquier nord-américain, eut affirmé que la mastication de cette plante était « responsable de la déficience mentale et de la pauvreté qui régnaient dans les pays andins ». Peu après, en 1961, les Nations unies inscrivaient la coca au tableau n° ; 1 des stupéfiants, en en faisant ainsi une des substances les plus dangereuses, à interdire absolument. Ce qui n’eut bien entendu aucun effet sur la consommation des Etats-Unis – où les cadres sniffaient des lignes de cocaïne tandis que les ghettos optaient pour son parent pauvre et bien plus dangereux, le crack. Dans les années 80, la superpuissance consommait plus de la moitié de la cocaïne produite dans le monde alors que ses habitants ne représentent que 5 % de la population mondiale. La Bolivie, l’un des pays les plus pauvres de la planète, vit un créneau à prendre et s’y précipita. Elle devait devenir le deuxième producteur de pâte de cocaïne du monde.

La coca, une plante rustique idéale pour les sols fatigués ou érodés, peut donner trois ou quatre récoltes par an. Désormais obligé de cultiver des haricots et des oranges dans le cadre du plan de développement alternatif financé par les Etats-Unis, Zenon Cruz, un ancien planteur de coca du Chapare, doit nourrir sa famille avec un revenu inférieur à celui qu’il avait auparavant. Certains continuent à prendre tous les risques pour jouir d’un revenu plus élevé. A quelques kilomètres de chez Zenon, à la base militaire de Chimore, une jeune fille du coin est exhibée devant la presse. Alcira Marin, 16 ans, vient de craquer après trois jours d’interrogatoire : elle a admis avoir passé en fraude de la pâte de coca en l’avalant. Les pièces à conviction, quarante boulettes enveloppées de film plastique jaune, sont exposées sur une table derrière elle. « J’ai touché 300 bolivianos pour le faire, murmure-t-elle. Je ne savais pas que je mourrais si une boulette éclatait à l’intérieur. » Avec la loi 1008, un texte impitoyable inspiré par la législation des Etats-Unis, elle risque de cinq à huit ans de prison.

Il ne fait pas de doute que le filet se resserre mais cela pourrait simplement avoir pour effet de faire monter les prix et d’encourager le développement de nouveaux marchés ailleurs. Selon la police antidrogue, les trois tonnes de cocaïne base qui ont quitté le Chapare en 2000 suffisent à générer quelque 4 millions de dollars, parce que les tarifs ont augmenté de 300 % au cours des dernières années. Pour ses détracteurs, la politique d’éradication aura pour seul effet de repousser les producteurs plus au coeur de la région amazonienne. Si on élargit le tableau, la situation est effectivement décourageante. Alors que la Bolivie est passée du deuxième au troisième rang des exportateurs mondiaux de cocaïne derrière la Colombie et le Pérou, les quantités exportées vers les Etats-Unis et l’Europe n’ont pratiquement pas baissé, selon le rapport annuel de l’Organisme international de contrôle des stupéfiants (OICS). L’explication, c’est que la production a augmenté au Brésil et en Colombie, où le gouvernement n’a pratiquement aucun contrôle sur les territoires situés dans les zones tropicales. « C’est l’illustration parfaite de la théorie du ballon », explique Kathryn Ledebur, d’Andean Information Network, une organisation de défense des droits. « Si on exerce une pression à un endroit, ça gonfle ailleurs – à moins de s’attaquer à la demande. Mais, au lieu de faire ça, on a une guerre qui se concentre sur les pauvres et ça ne marche pas. » Sur un pan de colline en terrasses des vallées fertiles des Yungas, de l’autre côté du pays, un petit garçon vêtu du poncho et du bonnet de laine traditionnels s’agenouille pour faire son offrande à Pachamama, la Terre-Mère. Tandis qu’il défait un foulard plein de feuilles de coca, allume de l’encens et répand de l’alcool sur le sol, d’autres enfants s’approchent et chantent en quechua. C’est à la fois une cérémonie et une manifestation préventive. Les familles de cette région, qui reste le dernier endroit où la culture de la coca est autorisée en Bolivie, savent que les choses pourraient très bien tourner ici comme dans le Chapare. La loi 1008 octroie actuellement 12 000 hectares à la culture et à la distribution de la coca dans les Yungas, mais les Etats-Unis avancent qu’il suffit de la moitié pour couvrir les besoins traditionnels.

« Nous avons la preuve que la coca des Yungas est détournée sur le marché illégal pour être convertie en produits à base de cocaïne », affirmait en 2000 le rapport de l’ambassade américaine. Les gens du coin pensent que, s’ils cèdent maintenant, les Nord-Américains en exigeront toujours plus jusqu’à ce qu’il ne reste rien. L’éradication était censée commencer en 2000, mais le pays a explosé en violentes manifestations. Les planteurs de coca ont dynamité l’unique route qui mène à la région et les éradicateurs ont fait marche arrière. On est donc dans une impasse mais personne ne se fait d’illusions, ils reviendront. Javier Castro, le conservateur du musée de la Coca de La Paz s’est battu pour que la feuille de coca soit reconnue comme une substance potentiellement thérapeutique et non comme un stupéfiant du tableau n° ; 1. Les randonneurs occidentaux qui voyagent ici boivent en permanence des infusions de feuilles de coca pour prévenir le mal des montagnes et une étude réalisée par l’université Harvard a établi que 100 grammes de coca bolivienne suffisaient largement à satisfaire les besoins journaliers en calcium, fer, phosphore, vitamines A et B2. Contrairement à la croyance populaire, le coup de fouet que procure cette plante ne vient pas de son 0,5 % de cocaïne – qui est en fait détruit par la salive dans le tube digestif – mais de la transformation de ses hydrates de carbone en glucose et de son effet stimulant sur l’appareil respiratoire. On trouve déjà en Bolivie trente produits à base de coca, qui vont du dentifrice à tout une gamme de pastilles. Pour les défenseurs de la plante, il s’agit là d’un potentiel considérable : on pourrait sauver le gagne-pain de plusieurs milliers de paysans pauvres en la commercialisant à l’Ouest. Or la seule société qui a réussi à contourner l’interdiction, c’est l’américain Stepan, qui – ironie suprême – importe en toute légalité 175 000 kilos de coca du Chapare chaque année pour fabriquer, entre autres choses, un arôme décocaïné pour Coca-Cola.

[source : The Guardian – juin 2002 – Nick Thorpe]