La première dame du Pérou veut hisser la langue des Incas au rang de l’espagnol. Son professeur de quechua, Tùpac Yupanqui, approuve. Dans un français impeccable, Eliane Karp [l’épouse franco-belge d’Alejandro Toledo, le nouveau président du Pérou élu en mai dernier] a déclaré à Paris-Match que lorsqu’elle serait la première dame du Pérou, le 28 juillet, elle s’efforcerait d’instituer une réforme linguistique visant à promouvoir l’enseignement du quechua. Une langue indienne qui, d’après l’INEI [l’INSEE local], est parlée par plus de 3 millions de Péruviens [soit par un Péruvien sur six].
28 mai 1975, Quechua comme langue officielle
Le 28 mai 1975, un décret du gouvernement militaire du général Juan Velasco Alvarado avait reconnu le quechua comme langue officielle en plus de l’espagnol. Cela impliquait alors de traduire tous les documents officiels en quechua et de remplacer l’enseignement de l’anglais à l’école par le dialecte indien. Cependant, la Commission ministérielle pour l’officialisation de la langue quechua fit le calcul suivant : pour diffuser la langue à travers tout le pays, il fallait recruter 200 000 professeurs bilingues, ce qui demandait un effort budgétaire trop important pour le gouvernement. Du coup, ce décret-loi visant à augmenter le nombre des personnes parlant le quechua s’est limité à quelques instructions données aux institutions et aux médias pour que leurs interventions soient bilingues, comme la chaîne de télé Canal 4, qui afficha sur l’écran : « Tawa Canal Limamanta pacha ! » [Lima, en direct de Canal 4].
Mais ces mesures restèrent anecdotiques. Vingt-cinq ans plus tard, la voie s’ouvre pour rattraper quelques erreurs du passé. Lorsque Eliane Karp s’exprime en quechua durant l’émission de Beto Ortiz : « Perú llahta : mañakuykikun yanapawanaykikuta presidensaman chayanaykupah. Yusulpayki » [Amis péruviens, tout ce que je vous demande, et ce en toute sincérité, c’est de nous aider à faire élire Toledo président. Merci], ou durant celle de Gisela Valcárcel : « Ancha kusisqan kayku yallipasqayku rayku. Yusulpayki » [Merci beaucoup. Je tiens à vous dire combien nous sommes heureux d’avoir gagné les élections. Merci], le professeur de quechua Demetrio Túpac Yupanqui est vraiment fier. Son élève a sans aucun doute bien appris sa leçon. Túpac Yupanqui est un spécialiste du quechua. « C’est l’idiome parfait, qui peut traduire toutes les finesses de la pensée humaine », explique-t-il. En 1965, il fonde l’école Yachay Wasi (Maison du savoir), qui a compté jusqu’à 200 élèves quotidiennement. Depuis, son travail d’enseignement et de diffusion du quechua n’a jamais cessé, même s’il n’a pas eu la portée espérée. Parmi ses élèves les plus connus, mis à part Eliane Karp, on peut citer l’actuel président du Congrès, Carlos Ferrero, et l’ex-première dame de la nation, Keiko Sofía Fujimori. En 1975, à la demande du général Velasco, il traduit l’hymne national en quechua, puis, en 1993, la Constitution du Pérou.
Interview de Túpac Yupanqui
Que pensez-vous du fait que le quechua devienne un enseignement officiel ?
Túpac Yupanqui : Si cela est imposé par la loi, on court à l’échec. Aucune langue ne peut être défendue par la loi, et encore moins dans un pays comme le Pérou, qui n’a ni textes ni assez de professeurs pour diffuser cette langue. Ce sont les gens qui donnent vie à une langue, et non les lois. Il est regrettable que le peuple quechua ne dispose pas de moyens modernes de communication.
Que s’est-il passé en 1975 ?
On voulait que Humberto Martínez Morosini, qui était alors le présentateur phare de Canal 5, lise les informations en quechua. J’ai dit au général Velasco qu’il s’agissait là d’une impossibilité métaphysique. Mais j’étais et je suis toujours pour que le quechua soit enseigné dans les mêmes conditions que le français ou l’anglais.
Certains pensent que le quechua n’est pas nécessaire, pas utile.
Comment ça ? Nous baignons dans la civilisation quechua. Savez-vous, par exemple, ce que signifient [les noms de lieu suivants] : Ayacucho (Coin des morts), Apurímac (Dieu qui parle, qui révèle), Cajamarca (Région des gelées), Arequipa (Si, reste) ou Puno (Région des grands froids).
Tout le monde ne partage pas votre façon de voir les choses.
Je comprends. Beaucoup de gens cachent leur connaissance du quechua parce qu’ils ne veulent pas être pris pour des « Indiens ». A Lima, les employées domestiques qui viennent d’Ayacucho, par exemple, disent qu’elles ne le parlent pas. Avoir honte de sa propre langue, c’est un comble !
[source : Caretas – août 2001]